Cette déclaration se compose de trois parties : un préambule (afin d’anticiper les malentendus), le texte lui-même, et des éléments pour la clarification du débat (afin de préciser les notions).
1. Préambule :
Cette déclaration exprime notre confiance en la capacité de l’École moderne à reconstruire ses forces sur la base d’un déjà-là, bien plus avancé qu’on ne l’imagine souvent, et dont nous entrevoyons les promesses. Ces forces pourront alors plus significativement se joindre à d’autres forces amies d’éducation populaire, pour faire surgir ensemble la solution éducative tant attendue.
Nous sommes bien conscients qu’une telle déclaration est moins porteuse que la posture consensuelle appelant à accueillir dans un même mouvement une multiplicité d’options pédagogiques au nom de la tolérance, de l’ouverture d’esprit et de l’enrichissement par la diversité.
Mais notre constat est le suivant : là où on devrait s’attendre à un enrichissement par la diversité, on trouve paradoxalement une tendance à l’affadissement des pratiques réelles et de leur compréhension. Là où on devrait aussi s’attendre à une augmentation du nombre de militants en accueillant des pratiques différentes, on note la stagnation globale de ce nombre, avec des collègues en proportion significative ne faisant que passer temporairement dans notre association. Là où on devrait s’attendre à un renforcement des pratiques pédagogiques, on déplore leur amollissement sous l’influence (souvent inconsciente) de médiocres conceptions en vogue.
Notre ambition est simple : susciter une pédagogie Freinet cohérente dans ses principes et invariants. Ceci suppose une affirmation simple : celle de la centralité de la Méthode naturelle. Et un obstacle : son caractère contre-intuitif face à l’hégémonie de la scolastique. La conséquence est la nécessité (enthousiasmante) d’une formation conséquente par compagnonnage : un apprentissage de la Méthode naturelle par la Méthode naturelle.
Nous sommes favorables à :
- le développement d’une culture critique par une attention renouvelée à toutes les formes de domination et de discrimination
- la poursuite actualisée de la culture écologique qui caractérise le mouvement Freinet depuis son commencement (autrefois nommée « naturisme », incluant l’alimentation, la santé, le rapport à la nature, etc.)
- la préservation de la diversité au sein de l’École moderne, sous certaines conditions de cohérence
- la prise en considération des travaux de la recherche scientifique
- l’affirmation d’un projet politique égalitaire
Nous proposons un travail de clarification, de repérage des sources de confusion. Nous pensons devoir distinguer deux plans : celui de la définition de la pédagogie Freinet (dans son unité), et celui de l’orientation du mouvement (dans sa diversité). Dans tous les cas, nous considérons comme prioritaire la question des pratiques concrètes dans les classes, et par conséquent celle de la formation, étayée par ces pratiques.
2. Déclaration :
Nous déclarons la constitution d’un Collège de compagnons, dont la fonction est de contribuer à la réorientation coopérative et fraternelle (ou adelphique) de l’activité du mouvement Freinet.
La raison d’être de l’École moderne, ce n’est pas d’offrir à celles et ceux qui vivent mal la scolastique une solution pédagogique plus satisfaisante. Tout au plus, cela peut être un point de départ. Sa raison d’être, c’est de changer la scolastique en pédagogie, de changer l’école bourgeoise en école du peuple, de changer la société capitaliste en société égalitaire, quel que soit le nom qu’on lui donne. Changer la pédagogie, changer l’école, (contribuer à) changer la société, voilà qui fait un énorme chantier. Nous savons en grande partie comment faire. Et ce comment mérite d’être largement réapproprié.
À chaque fois, nous nous réjouissons unanimement du dynamisme dont témoignent les rassemblements des congrès internationaux de l’École moderne, et du dévouement dont font preuve les militants dans l’adversité, sans jamais fléchir, et depuis de nombreuses années jusqu’à aujourd’hui.
Pour autant, on ne peut nier une situation de faiblesse (en nombre de militants et d’adhérents). Nous avons collectivement posé un diagnostic de désorientation, qui mériterait une réponse collective. Cette désorientation s’accompagne :
- d’un certain nombre de confusions (entre pédagogie Freinet et pédagogies active, de projet, ludique, etc., ou encore avec les recommandations de la didactique),
- d’un éparpillement entre toutes ces options qui engendrent des pratiques hasardeuses (et parfois de tels écarts de conceptions, que le travail en commun peut s’avérer impossible)
- et parfois de dérives, au sens propre du mot (« déviation d'un bateau ou d'un avion par rapport à sa route sous l'action des courants ou des vents »). Dériver, ce n’est pas nécessairement se perdre : il suffit de redresser le gouvernail. L’éparpillement appelle un effort de discernement, les confusions un travail de clarification, les faiblesses une nécessité d’approfondissements. Nous sommes convaincus que nous en sommes collectivement capables.
C’est ce double constat paradoxal de dynamisme et de désorientation qui justifie notre déclaration optimiste : nous pensons avoir tous ensemble les moyens de rendre au mouvement Freinet son statut de force historique réelle. Nous avons souffert d’une fin de séquence créative à partir des années 80 (où nos sociétés se sont trouvées bouleversées par l’effondrement de l’alternative communiste et le déchaînement du capitalisme, affectant tous les collectifs militants, partis, syndicats, mouvements) ; il nous appartient aujourd’hui d’en initier une nouvelle, pour les décennies à venir. Ce devrait être un chantier important, de longue durée. Il nécessite la participation du plus grand nombre, grâce à un travail commun de prise de conscience des enjeux. Il fera surgir des contradictions, trop longtemps mises sous le tapis au profit d’un consensus apparent. Nous saurons en surmonter les effets par une forte culture de coopération.
L’inventivité n’y suffit pas, ni les idées nouvelles. Au-delà, la question posée est : quel genre de nouveauté ? La réponse tient dans l’idée de fidélité. Fidélité à quoi ? À notre héritage, ce qui suppose d’en faire l’examen pour en transmettre une juste connaissance pratique et théorique. Une connaissance à partir de laquelle les idées nouvelles sauront fructifier. Comme pour le creuset sidérurgique, on ne verse pas n’importe quoi dans le creuset coopératif. Là se tient une partie du problème.
Partir d’une connaissance approximative (ou erronée) pour expérimenter une idée nouvelle, personnelle, c’est un peu comme si on imaginait une hypothèse d’astrophysique à partir de l’astrologie, ou de chimie à partir de l’alchimie. On ne fait pas de la pédagogie à partir de la culture scolastique – que nous avons largement incorporée, et qui nous fait agir et imaginer à notre insu. Et le tâtonnement, alors ? Freinet a toujours insisté sur la différence entre le « tâtonnement expérimental » et la méthode aveugle des essais et des erreurs. Nous éprouvons la nécessité impérieuse d’un recentrage de la réflexion et de l’action de l’École moderne sur la Méthode naturelle, son développement et son approfondissement.
Une autre partie du problème tient, sur cette base de fidélité, dans l’invention d’un monde. Le monde de Freinet, celui du militantisme du XXe siècle, et dont certains d’entre nous sont encore les témoins vivants, n’existe plus. Celui du XXIe siècle est encore largement à venir, il est à construire et en train de se contruire. On ne peut pas l’abandonner aux forces dominantes. Dans notre perspective, il s’agit du « monde Freinet de demain », celui de « l’École moderne de demain ». La question est alors : comment prolonger dans le monde de demain, ce que l’héritage du monde d’hier contient de vérité ? C’est le sens du mot moderne. Cet Appel exprime la volonté que l’École moderne redevienne « moderne », c’est-à-dire dotée d’une puissante capacité de transformation du temps présent.
Nous proposons l’ouverture d’une nouvelle séquence historique créative pour l’École moderne, afin d’arrêter de subir, et pour engager l’offensive. Nous déclarons, pour y contribuer, la constitution informelle d’un Collège de compagnons, non par une procédure électorale, mais par un acte collectif de reconnaissance mutuelle, fondé sur l’expérience et le compagnonnage en pédagogie Freinet.
Nous proposons, par notre activité, des éléments d’orientation, de stratégie et d’action, dans un esprit de simplicité. Nous n’oublions pas, en effet, que la rude précision théorique des écrits doit toujours se ranger sous l’impératif de la simplicité du quotidien afin, comme disait Freinet, « de mettre au jour, dans la complexité des problèmes essentiels, les chemins de simplicité et de clarté sur lesquels pourront alors s’engager, avec la même calme certitude, tous ceux qui œuvrent humblement pour une meilleure humanité » (introduction à L’Éducation du travail).
En complément de cette déclaration, voici quelques éléments de précision, afin d’éviter les malentendus sur le vocabulaire et les idées.
3. Éléments pour la clarification du débat
De nombreuses confusions, et par suite de malentendus, proviennent d’un usage équivoque du langage. D’ordinaire, le consensus implicite donne l’impression qu’on s’entend sur le sens des mots. Mais, dans le cadre d’un débat contradictoire, il importe d’expliciter les significations par lesquelles il se construit.
Sur la question démocratique
Comme son étymologie l’indique, la démocratie a à voir avec le pouvoir : demos-kratos, c’est « le pouvoir du peuple ». Et il convient de distinguer/relier deux dimensions :
1. L’organisation coopérative du mouvement Freinet comme institution, qui implique des délibérations, des décisions, des actions collectives concernant son activité associative. La dimension institutionnelle relève d’une logique de pouvoir.
2. Les contenus pédagogiques eux-mêmes, dont le mouvement est porteur (dont il hérite et qu’il fait fructifier). La dimension pédagogique relève d’une logique de connaissance.
Ce sont deux dimensions de la coopération, certes corrélées, mais qu’il serait ruineux de confondre.
Dans la première, coopérer signifie mettre en œuvre une pratique égalitaire de délibération et de décision, pour faire de notre association une œuvre commune, dont la référence est la démocratie.
Dans la seconde, coopérer signifie mettre en œuvre une activité commune dont l’enjeu est de transmettre, préserver et faire fructifier un ensemble de savoirs pédagogiques forgés par des dizaines d’années de travail collectif acharné, sous l’autorité de Freinet, Élise et leurs compagnons. La référence n’est pas la démocratie, mais la connaissance.
La pédagogie étant une affaire de connaissance, il n’est pas question de voter pour savoir s’il faut, oui ou non, pratiquer la Méthode naturelle dans nos classes.
Mais où cette connaissance se trouve-t-elle ? Chez ceux qui l’ont acquise et ont contribué à la prolonger, par des années de formation assidue auprès de compagnons. Il y a bien une objectivité du savoir en pédagogie Freinet, laquelle n’est pas une question d’opinion personnelle.
Cette pédagogie est certes diverse, et Freinet lui-même encourageait les inventions, qu’il proposait de « verser au creuset coopératif ». Mais il veillait au grain : pas n’importe quelle invention, celles seulement qui étaient cohérentes avec les principes établis et les pratiques progressivement forgées en commun. En sidérurgie, pour filer la métaphore, on ne jette pas n’importe quoi dans le creuset d’un haut fourneau. Dans un mouvement coopératif égalitaire, tout le monde a un égal droit à la parole (à la proposition, à l’expérimentation) ; mais ce n’est pas pour autant que toutes les paroles se valent sans examen. En matière de connaissances, une majorité ne fait pas vérité (Galilée ou Darwin étaient minoritaires, mais leurs connaissances étaient plus proches de la vérité que celles de la majorité).
Comment faire pour trouver cette connaissance des décennies après la disparition des pionniers du Mouvement ? La solution existe déjà, bien qu’elle ait été négligée : c’est le compagnonnage.
Sur la question de l’autorité
L’autorité n’est pas le pouvoir, lequel suppose un rapport de domination (le « pouvoir du peuple », c’est la domination politique du peuple, contre les tentatives d’appropriation du pouvoir par un seul ou quelques-uns). Ce n’est pas non plus l’autoritarisme, qui est un abus d’autorité. Au sens le plus ordinaire, l’autorité exige un consentement par respect, et donc l’obéissance. Ce rapport traditionnel autorité/obéissance a été reconfiguré en pédagogie Freinet par un nouveau rapport, celui d’autorité/autorisation. Autorisation renvoie au fait de s’autoriser, de se rendre auteur. Faire autorité, ce n’est pas faire obéir, c’est organiser les processus d’autorisation, par lesquels chacun n’obéit qu’à soi-même. Mais pourquoi alors faire autorité ? Parce que la connaissance et la liberté sont des conquêtes, qui nécessitent d’être un temps accompagnées. C’est la raison d’être du compagnonnage, qui n’est pas un commandement, mais une co-création, une co-opération.
Le compagnonnage
C’est pourquoi nous avons collectivement décidé de créer un « collège de compagnons » (Freinet y avait pensé avant sa mort). Il ne s’agit pas d’une institution formelle au sein de l’ICEM (comme le sont les GD, les secteurs, le CA, etc.), mais d’un groupe informel, composé de camarades qui se reconnaissent mutuellement comme légitimes à « faire autorité » du point de vue des connaissances (ce qui ne leur donne aucun privilège institutionnel). Ce collège a vocation à s’élargir à mesure que la formation se généralisera, jusqu’à son dépérissement lorsqu’il sera devenu inutile (réorientation du mouvement assurée). Sa fonction est de prévenir les dérives (pratiques, idées et discours) et de témoigner par tous les moyens raisonnables en faveur de la Méthode naturelle. Ses membres se rendront disponibles pour qui (groupe, personne) voudra les solliciter à cette fin (au niveau national ou local suivant le niveau de disponibilité de chaque membre).
Nous récusons toute accusation de dogmatisme (c’est précisément pour contrarier les dogmatismes que nous agissons, « au service de la vie »), de passéisme (il ne s’agit pas d’interrompre les transformations, mais d’en orienter la poursuite), d’intolérance (nous ne voulons ni exclure ni condamner, mais aider à s’orienter), d’agressivité (nous recommandons la contradiction contre le consensus vague – dé-battre, c’est éviter de se com-battre).
Nous affirmons plutôt le principe de fidélité. La fidélité est à la fois un geste de mémoire (à l’égard d’un héritage culturel) et d’engagement (pour le faire fructifier et persévérer conformément à cet héritage). Elle est en même temps discernement, elle porte sur la meilleure part de cet héritage, et en élimine ce qui lui nuit. Précisons que la fidélité n’est pas l’exclusivité, être fidèle à l’École moderne, ce n’est pas nécessairement n’être fidèle qu’à elle. C’est lui être fidèle pour ce qui la concerne en propre.
Un effort de discernement et ses prolongements
La pédagogie Freinet, quand bien même elle réclamerait l’épreuve scientifique, reste de l’ordre de l’opinion. Comment, dès lors, distinguer à son propos l’opinion « vraie » de la « fausse » ? Comment s’orienter dans la multiplicité des possibles ? Plus précisément, comment discerner le périmètre, ce qui est en dedans et ce qui est en dehors (non pour exclure les autres, mais pour s’orienter soi-même) ? Et qui peut s’en porter garant ?
Notre position est la suivante : il existe une orthodoxie de la pédagogie Freinet qui s’est constituée par un solide compagnonnage, et le mouvement Freinet admet en son sein des propositions hétérodoxes compatibles avec elle.
Cette position implique un effort : celui, pour la pédagogie Freinet, de définir ses propriétés, et pour les hétérodoxies, de faire de même tout en précisant par ailleurs leur caractère d’appartenance commune.
Elle implique aussi deux types de prolongements.
Premier prolongement : comme il n’est pas question de vitrifier la pédagogie Freinet à un point particulier de son devenir, la connaissance de ses propriétés est la condition de son devenir, sur un mode créatif et dans la fidélité à son héritage.
Second prolongement : une fois clarifié le rapport fécond entre la pédagogie Freinet et ses hétérodoxies (à l’intérieur de l’ICEM), il reste à examiner quelles autres pédagogies (extérieures à l’ICEM) se séparent de la scolastique. Cette distinction a pour objet de constituer une force collective, historiquement capable de balayer le vieux et de créer le nouveau. Unifier (la force collective de tous les pédagogues associés autour de principes communs) pour mieux cliver (contre la scolastique et ses institutions politiques inégalitaires).
Sur l’École moderne
Est moderne ce qui est d’aujourd’hui et qui dispose de ce qu’il y a de meilleur. Ce qu’il y a de plus prometteur, de plus durable, de plus universalisable, et qui dépasse l’ancien. « Il faut être absolument moderne », disait Rimbaud. Et mieux encore, peut-être, Baudelaire, affirmant que la modernité consiste à « tirer l’éternel du transitoire ».
Il y a certes du moderne qui devient de l’ancien (prenons un exemple matériel, l’imprimerie, cœur de la pédagogie Freinet à ses commencements, est devenu ancien, remplacé par l’imprimante). Et toutes les nouveautés ne sont pas modernes, certaines sont même très ringardes (comme la classe inversée), voire funestes (comme l’enseignement à distance). Chaque époque a sa modernité (pour un homme du XIIIe siècle, dit le dictionnaire, le gothique était moderne). La modernité de Freinet a réactualisé celle de Francisco Ferrer (l’Escuela moderna), il nous appartient de faire que l’École moderne de Freinet reste moderne. Cela ne veut pas dire qu’il faut sans cesse faire quelque chose de nouveau, ni que ce qui est vieux n’est pas moderne. Est moderne ce qui, de l’intérieur du temps présent, a la capacité de le transformer. C’est pourquoi l’ICEM n’a pas la vocation de demeurer dans les marges minoritaires des dites « pédagogies alternatives », condamnées à rester minoritaires. L’ICEM a la vocation de faire de l’École moderne une véritable alternative à la forme scolaire, c’est-à-dire capable de la remplacer en la subvertissant de l’intérieur. La scolastique, c’est l’ancien (appelé improprement pédagogie traditionnelle), la pédagogie, c’est le moderne.
Si l’on considère que toutes les transformations néolibérales, les « innovations », la référence fumeuse aux « pédagogies alternatives », forment une sorte de modernité, alors ce sera celle de la bourgeoisie, à laquelle il convient d’opposer une modernité alternative, celle de l’École du peuple, celle de l’École moderne.
Sur le nom de Freinet
En divers lieux d’échanges, la question du nom de Freinet se trouve posée (pédagogie Freinet, techniques Freinet, mouvement Freinet, etc.). Certains pensent que ce nom propre doit disparaître, au profit d’une appellation « moins personnalisée ». Nous pensons au contraire qu’il doit être maintenu, car ce qui fait notre unité, c’est précisément la référence commune à ce nom. Par ailleurs, on voit mal comment on pourrait se revendiquer du mouvement Freinet sans pratiquer la pédagogie Freinet. Les conséquences pratiques d’une telle bizarrerie sont au demeurant l’une des raisons de notre action.
Enfin, admettons que l’expression « pédagogie Freinet » ne signifie pas nécessairement la pédagogie de Freinet lui-même et lui seul, mais la multiplicité des formes qui s’inscrivent loyalement dans son héritage. Gardons le « nom propre » pour signifier à la manière d’Alain Badiou dans un autre contexte (Petrograd, Shanghai, La Fabrique, 2018) « un déplacement de la personne à la pensée », contre la pente de l’hagiographie ou du culte de la personnalité, pour désigner « l’unité possible des idées sous lesquelles peut se penser l’action en cours, laquelle est elle-même une création ». Une fidélité créative, donc, et non un dogmatisme doctrinaire.
Scolastique et pédagogie
Si Freinet n’a pas donné de définition précise du mot « pédagogie » (il utilisait ce même mot pour désigner des pratiques opposées, pédagogie Freinet et pédagogie traditionnelle), il a en revanche souvent défini la scolastique (par exemple dans Les invariants, invariant n°10 « plus de scolastique ») :
« La scolastique, c'est une règle de travail et de vie particulière à l'École et qui n'est pas valable hors de l'École, dans les diverses circonstances de la vie auxquelles elles ne sauraient donc préparer ».
Nous proposons de dissocier les deux mots, d’un côté scolastique (phénomène transmissif qui existe dès l’apparition des scribes dans l’Antiquité), et de l’autre pédagogie. Dans ce cas, l’expression « pédagogie traditionnelle » ne convient plus, elle devient un oxymore : soit pédagogie, soit « traditionnelle » (mais qui signifie alors scolastique). En outre, avec un siècle d’existence à ce jour, la pédagogie Freinet a désormais sa propre tradition.
Disons alors que la scolastique est la forme sociale que prennent les rapports de domination à l’école. Les élèves, pris dans un rapport de subordination hiérarchique, sont privés de tout pouvoir de se déterminer eux-mêmes, autrement que d’après les règles instituées par l’ordre scolaire (à l’obéissance desquelles on donne abusivement le nom d’autonomie), et ne prennent jamais part à la définition du travail et de sa valeur.
Quant à la pédagogie, c’est l’activité propre à la relation éducative sur le mode d’une souveraineté sur le travail, qui porte sur le tout de l’expérience humaine dans une visée d’émancipation.
En dépit de leur division, entre les deux, ce n’est pas noir ou blanc. Envisageons plutôt, comme l’a fait Freinet dans ses invariants avec feu rouge, orange et vert, un passage progressif de l’une à l’autre. La scolastique est notre lot commun, car c’est encore aujourd’hui le modèle institutionnel dominant dans lequel nous avons presque tous grandi, et dont nous devons nous émanciper. En ce sens, la pédagogie désigne le mouvement réel de sortie de la scolastique.
Pour la scolastique, il faut enseigner aux gens ce qu’ils ne connaissent pas, leur expliquer ce qu’ils ne peuvent pas comprendre. Il y a présupposé de l’ignorance, et rapport de subordination. Pour la pédagogie, les gens sont capables de produire leurs connaissances (« c’est en forgeant qu’on devient forgeron »), il y a présupposé de la capacité de n’importe qui, et rapport d’égalité.
Et la coopération, alors ? On parle bien sûr de « pédagogie coopérative » (la scolastique, quant à elle, n’admet au mieux que des rapports de collaboration). En voici une définition possible, qui permet une distinction entre pédagogie tout court, et pédagogie coopérative (vraiment coopérative) : « la coopération, comme organisation du travail, institue un rapport social égalitaire et souverain, par lequel ce qui est commun est produit en commun, selon un mode de vie fraternel ».
Ainsi, la pédagogie Freinet, c’est l’institution coopérative du travail.
Texte collectif

