Adrien Doux, professeur d’anglais dans la section Freinet du Lycée Lumière à La Ciotat, membre du Collège des Compagnons, propose ici une courte synthèse des échanges qui ont eu lieu lors d’un atelier au Congrès International de l’ICEM-pédagogie Freinet, à Précieux en août 2025. Cet atelier portait sur les liens entre la Méthode naturelle et la coopération.
Méthode naturelle et coopération : le cœur vivant de la pédagogie Freinet
En 1966, peu avant sa mort, et inquiet pour l’avenir du mouvement, Célestin Freinet rappelait qu’il ne faut pas confondre les techniques avec les trois « principes généraux » de sa pédagogie. Selon lui, le tâtonnement expérimental, la Méthode naturelle et la coopération en sont le cœur vivant. Sans eux, les techniques (le texte libre, la correspondance, la réunion coopérative, etc.) sont vides de sens. Faire de la pédagogie Freinet sans ces principes, ajoutait-il, c’est risquer de la dénaturer car ils la définissent et lui permettent de se réaliser à travers les techniques.
La coopération, dans ce sens, n’est pas une activité périphérique, encore moins une « technique ». Elle est la condition de possibilité de toute vie de classe en pédagogie Freinet. Certes, on peut faire de la coopération sans faire de pédagogie Freinet, mais on ne peut pas faire de pédagogie Freinet sans coopérer ni la définir indépendamment de la Méthode naturelle. Cette coopération n’a rien à voir avec l’entraide ou le travail de groupe tels qu’on l’entend souvent. Elle plonge plus profondément : elle touche à la pensée intime, à ce que chacun porte de plus personnel et de plus créateur. En Méthode naturelle, coopérer ne veut pas dire « faire quelque chose conjointement avec quelqu'un » mais bien « faire une œuvre ensemble », (ou « faire œuvre commune »), c'est-à-dire œuvrer, créer et ressentir ensemble la joie produite par cette production.
Organiser une classe coopérative, c’est créer un espace qui permet à chaque élève d'explorer profondément sa propre pensée, ses affects et de les mettre en partage, de les exprimer. Elle devient le lieu de la manifestation et de la mise en commun de l’intime. Il ne s’agit pas ici de faire de la psychologie même s’il y a bien un phénomène psychologique en œuvre : c’est une manière d’organiser la classe et le travail d’expression libre (l’écriture des textes libres, des créations mathématiques, des recherches, des productions corporelles, etc.) de telle sorte que chaque enfant aille chercher en lui les ressources de la production de la culture et les déploie devant les autres. Tous deviennent ainsi producteurs de culture. Et c’est du sein même de cette culture qu’ils partent à la rencontre, voire à la conquête, des savoirs établis.
C’est cela, la force de la coopération : l’intérêt vrai, constant, joyeux, que les enfants portent les uns aux autres, soutenus par l’attention sincère de leur(s) enseignant(s). Cet intérêt très fort et durable à l’égard de tout ce que les enfants peuvent faire, dire, éprouver, désirer engendre un cercle vertueux. Grâce à cette qualité d’écoute et de présence à l’autre, les élèves apprennent à écouter les autres comme on les écoute, à s’intéresser aux autres comme on s’intéresse à eux. Ceci devient la culture de la classe, un art de vivre en somme dans lequel notre humanité se construit dans les relations sociales.
Une image peut résumer cette idée : dans chaque enfant d’une classe coopérative, le groupe se trouve tout entier replié. Ainsi, chaque élève incarne la mémoire, les découvertes, les paroles du collectif ; il témoigne de ce qui a été fait ensemble. Et réciproquement, le groupe porte chaque individu en lui. Il reconnaît chaque singularité sans la dissoudre dans l’uniformité. La coopération, dans ce sens, est une dialectique vivante entre le singulier et le commun. Elle n’égalise pas, elle met en valeur les différences, tour à tour, dans la joie d’un travail partagé.
Cette conception, loin d’être moderne, plonge ses racines dans l’Antiquité. Chez les Grecs, on parlait de philia, qui est en un sens l’amitié comme principe éducatif et philosophique. « Entre amis, tout est commun », disait Pythagore. L’école coopérative est l’héritière de cette idée : un espace où l’on abolit la domination, où l’égalité et la fraternité deviennent expérience vécue. Freinet n’a donc rien inventé ex nihilo : il a réactivé, prolongé et modifié une tradition humaine millénaire de vie partagée et de travail collectif. Celle d’une fraternité vécue.
À la maternelle, la coopération se vit dans la joie simple du travail commun. « Ce qui m’émerveille, raconte Françoise, c’est le plaisir qu’ils ont à travailler ensemble. Ce plaisir est un moteur, il nourrit la complicité et ouvre sur des apprentissages plus riches. »
En primaire, comme le résume Monique, la coopération se construit dès le premier jour : chacun produit un écrit le matin (un texte libre), le présente à la classe, écoute et commente celui des autres. L’après-midi, chacun produit une création mathématique et participe au débat mathématique. À la fin de cette première journée, les enfants sont contents d'avoir bien travaillé. La nécessité d’organiser le travail naît du travail lui-même et peu à peu, le groupe se forme, s’enrichit, se régule de façon vivante.
Dans la classe de Juliette, un autre indice d’une coopération réussie se trouve dans cette reconnaissance mutuelle qui naît dans la classe, jusque dans les moindres gestes créatifs. Lorsqu’ils font de l’art, les enfants doivent normalement inscrire leur prénom au dos de leur feuille, mais il arrive que certains oublient. Et pourtant, presque toujours, les autres savent dire qui en est l’auteur. « C’est de Léa, on reconnaît son style », affirment-ils, sans hésiter. Et s’ils ne sont pas certains, ils ajoutent : « Je ne l’ai pas vue le faire, alors je ne suis pas sûr, mais ça lui ressemble. » Chaque enfant devient identifiable par son style, sa manière de tracer, de choisir une couleur, un motif, un rythme. C’est que, dans une classe coopérative, la singularité ne s’efface pas : elle se révèle à travers le regard des autres. Chacun apprend à reconnaître le geste créateur de l’autre, à le nommer, à en percevoir la cohérence. D'ailleurs, ici, les enfants s’inspirent les uns des autres ; « copier » devient « s’inspirer de ». Pour Juliette : « On s’inspire. Puisque tous sont créateurs de culture, il devient aussi naturel de s’inspirer de sa voisine Noémie que de Pablo Picasso. Mais Noémie, elle, est là, à côté de nous. On voit comment elle cherche, comment elle hésite, comment elle trouve. Et si elle y arrive, pourquoi pas moi ? » Ce déplacement du regard libère. Il transforme la classe en un atelier d’influences réciproques où le talent de l’un fait grandir celui de l’autre. Quand un élève bloque, son camarade lui glisse simplement : « Fais comme moi, essaye. » Ce n’est pas un conseil technique, c’est un geste de confiance. Et ce geste, humble et joyeux, résume à lui seul la coopération : apprendre ensemble à créer, à oser, à exister.
Au lycée, Marion et Adrien témoignent de la même dynamique. La coopération, sans être déclarée ni théorisée, crée une intimité du partage : « On ne dit pas qu’on va faire de la coopération, on le fait. » Les élèves y découvrent la puissance du groupe, sa capacité à amplifier les réussites que chacun aurait été incapable d’accomplir seul. « J’ai été porté par la classe, raconte Antonin, un ancien élève. Au début, c’est en présentant mon travail de mise en scène théâtrale que j’ai compris que quelque chose se passait. J’ai vu les réactions des autres, leur émotion, leur attention, et je me suis dit : ça peut vraiment toucher les gens. Alors j’ai continué. Et à chaque étape, il y avait toujours quelqu’un pour participer, toujours quelqu’un pour soutenir, pour encourager aussi. Même ceux qui n’avaient jamais fait de théâtre se sont lancés avec moi. Ils ont appris sur le tas, à manipuler la lumière, la vidéo, à comprendre le rythme d’une scène. Ce n’était pas un spectacle monté par un metteur en scène, c’était une création commune. On apprenait ensemble à aimer le théâtre en le faisant. » Pour permettre ces émergences, il a fallu trouver des modalités pratiques. L’équipe d’enseignants a alors ajusté, négocié et inventé des solutions en veillant à ne pas briser l’élan créatif. Cela veut dire accueillir les projets lorsqu’ils surgissent, percevoir l’intensité du désir qui les anime et la préserver. Quand une idée apparaît (écrire une chanson, monter une pièce ou une scène, etc.), elle cherche aussitôt le moyen concret de la réaliser car c’est dans la force du désir de faire que s’éprouve la vitalité du groupe.
La coopération ne réside donc pas dans les institutions formelles. Parfois, les réunions coopératives peuvent devenir des coquilles vides. Marion confirme que « Quand on n’en a pas besoin, on ne les fait pas. Quand la méthode naturelle fonctionne, les institutions deviennent inutiles. » Ce qui compte, c’est la simplicité : vivre les principes plutôt que les afficher, s’ajuster au réel, travailler ensemble dans la confiance. Freinet disait de la Méthode naturelle qu’elle est la façon qu’ont toutes les mères d’enseigner le langage à leur enfant. Elles le font en leur parlant, sans faire de leçon. Même une maman professeur de grammaire ou de phonétique. Elles le font dans une relation intuitive, sensible, universelle. Le pédagogue qui pratique la Méthode naturelle sait qu’il n’y a pas de recette. Ce n’est pas une technique à imiter, mais une expérience à vivre, à éprouver. En ce sens, on peut parler de « conquête de la méthode naturelle » tel un chemin, une aventure. Mais il ne s’agit pas d’une conquête héroïque, guerrière, celle d’un conquérant mais plutôt celle du conquéreur. Non pas celui qui est animé par la foi mais celui qui se laisse transformer par ce qu’il découvre.
Dans cette perspective, la coopération n’est pas un dispositif, mais une manière d’être au monde. Elle suppose une confiance absolue dans les enfants, dans leur désir de travail, dans leur humanité. Elle construit, jour après jour, une école où chacun apprend de tous, où les différences deviennent richesses, où la joie de travailler ensemble se confond avec la joie de vivre.
Adrien DOUX